mardi 30 juin 2015

Underground, d'Haruki Murakami




Dans la foulée des attentats londoniens, j’avais lu Black Album D’Hanif Kureishi, qui prenait la poussière sur ma bibliothèque depuis des années. Je ne sais pas pourquoi je m’étais subitement décidé de le lire. Je ne me rappelais même plus de quel sujet il traitait. Et je fus surprise de découvrir au fil des pages le parcours de jeunes anglo-pakistanais qui s’engagent sur la voie de la radicalisation. Ce roman, écrit 10 ans avant les attentats londoniens de juillet 2005, anticipait le parcours de ceux qui ont semé la terreur un matin de juillet. Hanif Kureishi avait également approché ce sujet sensible dans des nouvelles comme Mon fils, le fanatique (adapté au cinéma par Udayan Prasad), mais d’un coup, par un simple hasard de lecture, son propos est devenu étrangement prémonitoire et entre en résonance avec la réalité.
J’ai un peu eu la même impression en lisant Underground d’Haruki Murakami.
Le 20 mai 1995, la secte Aum libère du gaz sarin dans le métro tokyoïte, causant de nombreux morts et blessés. Un an après cette attaque, Haruki Murakami, qui désirait explorer la société japonaise, ressentit le besoin de donner la parole aux victimes. Il trouvait que le traitement de cette tragédie les avait laisse de côté. Il a entrepris de rencontrer plusieurs victimes et de les interviewer, gardant en mémoire qu’il n’était ni sociologue, ni journaliste. Il n’est qu’un écrivain. Les témoignages restent donc bruts, sans être “exploités”. Mais cette qualité les rend précieux sur le plan humain. Nous découvrons cette tragédie de l’intérieur, découvrons les dégât et en filigrane les faiblesses de la société japonaise.

Arrivé au terme de ses entretiens, Murakami s’est rendu compte que le problème face à ce genre de tragédie, c’est qu’on en vient à les considérer d’une manière manichéenne. Devant l’horreur des actes commis, la grille de lecture qu’on y applique se résume à une dichotomie entre deux camps complètement hermétiques l’un à l’autre.
Si l’attaque relève du mal, c’est que les victimes de l’attaque, la société japonaise, était le bien.
Les assaillants sont donc le mal, nous sommes le bien.
Eux contre nous.

Mais à l’analyse, cette grille de lecture ramène cette situation à un affrontement simpliste, sans s’intéresser à ce qui a amené à cette situation. Comment dès lors en tirer les enseignements? Comment ne pas sombrer dans une apathie confortable, persuadé de n’avoir rien à voir avec “eux”, et de ne pas se demander si, finalement, il n’existe pas un élément dans notre société qui a contribué à ce que cette horreur puisse se dérouler ?


Et j’ai pensé à Charlie Hebdo. A “Je suis Charlie”, qui est devenu un credo auquel il fallait adhérer sans réserve. Une impression d’union sacrée contre “eux”, contre “le mal”, qui ne souffrait aucune contestation.
shoko asahara, le leader d'Aum
Murakami s’est alors demandé s’il y avait une clé à trouver. Il est alors parti à la rencontre de membres d’Aum. Il n’est pas allé à la rencontre des leaders ou des membres qui ont trempé dans ces attentats mais des membres parmi d’autres, certains ayant tourné le dos à la secte, d’autres y étant encore membre jusqu’à un certain point. Murakami y dirige plus les entretiens, désireux de comprendre comment des personnes en sont arrives à se laisser embrigader dans Aum, comment ils n’ont rien vu venir, comment ils continuent d’avoir des difficultés à faire le lien entre ce qu’ils ont retiré de l’enseignement de Aum et les horreurs qu’Aum a commis. Encore une fois, Murakami n’a pas le prétention d’être un sociologue. Il ne tente pas d’apporter une réponse définitive, mais de dégager des pistes, de donner la parole à des personnes que l’on a jamais entendu et qui ont aussi quelque chose à dire.
Le résultat est dérangeant, parce qu’on ne peut ignorer dans les récit la dérive de Aum, tout en comprenant pourquoi appartenir à Aum a été une expérience jugée comme positive par certains. Pour beaucoup, ce ne fut qu’étude et vie en communauté… un choix de vie qu’on peut ne pas comprendre mais que l’on peut difficilement condamner. Ce qui amène Murakami à une conclusion assez sombre. Aum existe toujours, contre vents et marées, mais s’est désolidarisée de Shoko Asahara, son fondateur et gourou. Et de nombreuses autres sectes existent au Japon. Sont-elles dangereuses ? Et qui va les rejoindre ? N’importe qui, selon les circonstances, selon la pression que la société exerce sur lui…
De la tragédie du métro, le Japon ne semble n’avoir rien appris, se contentant de débusquer les coupables et de passer quelques lois. Mais s’est-elle livrée à l’auto-critique nécessaire pour éviter que les conditions qui ont menés à cette attaque soient de nouveau en place?

Et nous, l’avons-nous fait?


La formidable couverture de l'édition Vintage International, 2001

vendredi 26 juin 2015

Eviter les péages, de Jérôme Colin

Cette chronique a été réalisée dans la cadre de l'opération Masse Critique de Babelio.


Il est chauffeur de taxi à Bruxelles.
Il sillonne la ville le soir, rencontre des clients sans vraiment les rencontrer.
Il en a un régulier: Henry, vieux monsieur qui ne porte que des chemises à fleurs qu'il embarque chaque vendredi, samedi et dimanche à hauteur du 1243 Boulevard Anspach, à 20:30.

Il l'emmène dans un bar miteux de le rue des Hortensias, à l'autre bout de la ville. Pour le retour, Henry préfère la solitude.



 
Le reste se sont des courses qui se ressemblent toutes. A peine une sur 100 qui sort du lot.
Et encore...
Il n'avait pas rêvé cette vie-là.
Il voulait être journaliste.

Diplôme en poche, il pensait que sa voie était tracée.
Mais, à 23 ans, le premier enfant, pas vraiment programmé. Il fallait un taf. Face à l'urgence de sa situation, il a pris ce qui se présentait, en attendant mieux. Juste le temps de se retourner.
Cela fait 15 ans que ça dure.
Entre temps, deux autres enfants sont venus. Il s'en est pris pour 30 ans de crédit pour une maison.
Parce qu'il en faut bien un pour sa famille.
Pour sa femme, Léa, qu'il a follement aimé.
Qu'il aime encore...
L'aime-t-il seulement encore ?
Il ne sait plus.

De cette vie de famille, il ne ressent plus que la routine, les tâches quotidiennes, les corvées...
Un nid douillet dans lequel il étouffe.
Léa semblent s'y plaire. Lui s'y noie un peu plus chaque jour.

Chaque matin, il dresse l'inventaire des douleurs qui l'assaillent. Cette douleur au testicule droit est-elle le signe d'un cancer? Et cette douleur intercostale qui l'ennuie depuis 12 ans, quel maladie annonce-t-elle ? Et cette raideur dans la nuque?Heureusement, il y a la musique qui l'accompagne partout. 
Les souvenirs de concert.
Les chansons.
Bashung. Souvenir intense de son dernier concert à l'AB.






Et ces paroles, comme un mantra
Marcher sur l'eau
Éviter les péages
Jamais souffrir
Juste faire hennir les chevaux du plaisir

Un beau programme qu'il s'est ingénié à ne pas respecter.


Les péages, il n'en a pas raté un seul.
Il a 38 ans.
Il rencontre Marie
Il a déjà remarqué cette jolie rousse déjà aperçue dans les cafés de la place Flagey, lorsqu'il traîne avec son ami Benjamin, sans jamais avoir osé l'aborder.
Un jour, il se lance.
Il lui parle.
Elle répond.
S'en suivent 3 semaines de passion débridée.
Et puis ?
Rien. Tout s'arrête.
Il ne sait pas quoi faire.




 

Quitter sa femme ? Tirer un trait sur 16 ans de sa vie ? Tirer un trait sur ses 3 enfants qu'il aime ? Tirer un trait sur une femme qu'il a aimé et qu'il n'est pas sûr de ne plus aimer.
Et pourquoi ? Pour une passion éphémère qui ne débouchera peut-être sur rien d'autre qu'une nouvelles routine ? D'autres lave-vaisselle à vider ? D'autres étagères à fixer ? Un autre crédit ?
Il ne sait pas.
 
Quand s'est-il retrouvé, sans le vouloir, sur cet autoroute de la vie, avec ses péages, mais sans chevaux hennissant de plaisir?
Il cherche une réponse.
Comme si sa vie en dépendait.
D'ailleurs, sa vie en dépend.
Il doit choisir.
Léa ou Marie?
Marie ou Léa?
Il se raccroche à la musique qui rythme ses journées et ses nuits.
Bashung, évidemment.
Léonard Cohen.






Et, qui sait ? A Love Supreme de John Coltrane.



L'auteur de ce premier roman, Jérôme Colin est un journaliste culturel belge, connu pour Entrez sans frapper émission culturelle quotidienne sur la Première et comme présentateur d'une des meilleurs émissions d'interviews francophones: Hep taxi, dans laquelle il recueille les confidences de ses invités dans un taxi. Autant dire que le personnage principal de son roman est fortement inspiré de lui-même.


Pour son premier roman, il a pris pour sujet cette crise de la quarantaine, qu'il vient de traverser. Son livre est nourri de détails et de réflexions qui sonnent justes. Puis il y une écriture élégante et fluide qui vous entraîne.
Et une bande originale qui transcende chaque page.
Évidemment, question de génération et de goûts musicaux, ce livre me parle tout particulièrement.
Bashung a l'AB, j'y étais en 2008.
Anthem de Leonard Cohen, ma femme me l'a fait découvrir il y a longtemps



There is a crack in everything
That's how the light gets in.

Ça me parle.
Son aversion pathologique d'Indochine, un peu moins.
Jérôme Colin touche juste. Il a une plume, des idées, de belles références et une grande humanité.
Il signe un beau premier livre, touchant et amusant.

vendredi 19 juin 2015

The Open Doors, d'après une nouvelle de Saki (H.H. Munro)


Certaines nouvelles de Saki, dont je parle dans cette note,  ont été adaptées en court-métrage. je suis tombé sur cette version de La fenêtre ouverte avec l'excellent Michael Sheen. Elle est très fidèle à l'esprit du texte originale. Elle est malheureusement en anglais non sous-titrée.


Hector Hugh Munro, dit Saki, un auteur à redécouvrir d'urgence!



Quand j’étais gamin, j’adorais un livre dans la bibliothèque de mes parents. C’était une anthologie de Jacques Stenberg consacrée aux récits d’épouvante: Les Chefs d’Oeuvres de l’Epouvante. Plus que les nouvelles qui composent ce recueil, c’est d’abord par ses illustrations que ce livre m’a fasciné. La couverture signée JP Gourmelen m’a déjà durablement marqué, mais des années plus tard, je me rappelle encore très distinctement de certaines pages.
Ce livre fut pour moi la porte d’entrée pour de nombreux auteurs. C’est dans ses pages que j’ai croisé pour la première fois Philip K Dick, Guy de Maupassant, Ray Bradbury, Jean Ray, Robert Bloch… et cet auteur au mystérieux pseudonyme: Saki.
Jacques Stenberg avait sélectionné une nouvelle assez perturbante: Gabriel-Ernest, une histoire de loup-garou dont j’ai, très jeune, senti le sous-texte érotique. Je ne savais pas trop si j’aimais ce texte ou non. Mais je ne l’oubliai pas.
Bien des années plus tard, en expédition à la Fnac pour dégotter des livres pour occuper mes séances de lézardes au bord de la piscine en vacances. Mon regard tombe sur Reginald, suivi de Reginald en Russie, de Saki. Je me suis directement souvenu de Gabriel-Ernest et j’ai acheté ce recueil sans réfléchir.
J’ai adoré ce livre et je suis depuis un inconditionnel de Saki. Et je dois reconnaître avoir du mal à comprendre pourquoi cet auteur reste aussi confidentiel.
De son vrai nom Hector Hugh Munro, Saki naît en 1870 en Birmanie, d’un père colonel de l'armée des Indes. Très tôt orphelin de mère, il est élevé par deux tantes acariâtres et autoritaires qui lui garantissent une enfance maussade. Dès la fin de ses études, il regagne la Birmanie où il s’engage dans la police. Il est rapidement contraint de revenir en Angleterre, terrassé par la malaria. Il embrasse alors la carrière de journaliste, en tant que correspondant pour le Morning Post. Dès 1900, il entame en parallèle une carrière d’écrivain sous le pseudonyme de Saki, en référence au poète persan Omar Khayyam. Lors de la première guerre mondiale, il combat en France où il meurt en 1916, en toute fin de la Bataille de la Somme, à Beaumont-Hamel.
Il laisse une oeuvre singulière, marquée par un humour noir, féroce et grinçant, se moquant volontiers de l’aristocratie anglaise. Outre deux romans: L’insupportable Bassington (étrangement mélancolique et pessimiste) et Quand Guillaume vint (une curiosité décrivant l’angleterre sous l’occupation prussienne du Kaizer Guillaume), l’essentiel de son oeuvre tient en plus d’une centaines de nouvelles souvent réjouissantes.


En général n’excédant pas une quinzaine de pages. Elles allient l’efficacité d’un Maupassant à l’esprit “so british” d’un Oscar Wilde. Elles regorgent d’aphorismes et de piques .


“Ne soyez jamais un précurseur : c'est toujours au premier chrétien qu'échoit le plus gros lion.”


“Ne vous attendez pas à ce qu’un garçon soit dépravé tant qu’il n’a pas été envoyé dans une bonne école.”


“Les jeunes ont des aspirations qui ne se concrétisent jamais, les vieux ont des souvenirs de ce qui n’est jamais arrivé.”


“L’art de la vie publique, c’est de savoir exactement où il faut s’arrêter, et d’aller un peu plus loin.”


"Tous les gens bien vivent au-dessus de leurs revenus aujourd'hui, et ceux qui ne sont pas respectables vivent au-dessus du revenu des autres. Quelques individus particulièrement doués réussissent à faire les deux à la fois."

Les sujets de prédilections sont l’enfance et l’aristocratie anglaise. De nombreuses nouvelles mettent en scène la bonne société tournée en ridicule par ses enfants. Pour Saki, l’enfance semble malgré tout se continuer jusqu’à l’âge adulte. Ainsi, deux personnages récurrent, Clovis et Reginald, sont de jeunes hommes qui observent leurs aînés avec une ironie mordante. Ils sont sur le point de faire leur entrée dans la société des adultes, mais se complaisent dans cette période charnière où ils profitent de leur statut de jeunes hommes pas encore introduits dans la vie active tout en étant complètement conscient de l’hypocrisie qui les entourent. L’antichambre de la vraie vie, pourrait-on dire. Leur oisiveté leur laisse tout loisir pour tirer profit de la situation, déjouant les conventions avec une Plaisir évident.
On pourra lui reprocher d’être parfois misogyne, mais c’est aussi un héritage de son époque. Saki est surtout terriblement drôle, s’amusant des contradictions et de l’hypocrise de le “bonne société”. On sent qu’il règle volontiers ses comptes avec ses tantes, qui ne sont jamais, par définition en bonne santé. Il ne ménage pas ces mères respectables qui tentent de marier leur boulet de fils à tout prix, ces hommes stupides engoncés dans les conventions…
Alors que Downton Abbey, qui met en scène à quelques années d’écart le monde que Saki moquait, rencontre un tel succès et qu’approche le centenaire de sa mort, le moment semble idéal pour redécouvrir cet auteur.
Malheureusement, son oeuvre est disséminée un peu partout.
Il me semble que les 3 recueils parus chez la livre de poche représentent l’approche la plus exhaustive de ses nouvelles.
Deux compilations sont parues chez 10/18 et une chez Belfond, qui a également publié son roman L'Insupportable Bassington.
Une intégrale de ses nouvelles en français existe mais il semble que la traduction soit médiocre.
Sinon, l’intégrale de ses textes est disponible chez Penguin Classics à un prix très avantageux. L’anglais n’est pas insurmontable, selon moi.
En tout cas, les vacances sont souvent propices aux découvertes littéraires.
Essayez Saki.
Il convient parfaitement à la lecture pour les navetteurs, pour les longs trajets en avion, sur le bord de la piscine, sur la terrasse… Saki peut sp’apprécier en toute circonstance!