mardi 30 juin 2015

Underground, d'Haruki Murakami




Dans la foulée des attentats londoniens, j’avais lu Black Album D’Hanif Kureishi, qui prenait la poussière sur ma bibliothèque depuis des années. Je ne sais pas pourquoi je m’étais subitement décidé de le lire. Je ne me rappelais même plus de quel sujet il traitait. Et je fus surprise de découvrir au fil des pages le parcours de jeunes anglo-pakistanais qui s’engagent sur la voie de la radicalisation. Ce roman, écrit 10 ans avant les attentats londoniens de juillet 2005, anticipait le parcours de ceux qui ont semé la terreur un matin de juillet. Hanif Kureishi avait également approché ce sujet sensible dans des nouvelles comme Mon fils, le fanatique (adapté au cinéma par Udayan Prasad), mais d’un coup, par un simple hasard de lecture, son propos est devenu étrangement prémonitoire et entre en résonance avec la réalité.
J’ai un peu eu la même impression en lisant Underground d’Haruki Murakami.
Le 20 mai 1995, la secte Aum libère du gaz sarin dans le métro tokyoïte, causant de nombreux morts et blessés. Un an après cette attaque, Haruki Murakami, qui désirait explorer la société japonaise, ressentit le besoin de donner la parole aux victimes. Il trouvait que le traitement de cette tragédie les avait laisse de côté. Il a entrepris de rencontrer plusieurs victimes et de les interviewer, gardant en mémoire qu’il n’était ni sociologue, ni journaliste. Il n’est qu’un écrivain. Les témoignages restent donc bruts, sans être “exploités”. Mais cette qualité les rend précieux sur le plan humain. Nous découvrons cette tragédie de l’intérieur, découvrons les dégât et en filigrane les faiblesses de la société japonaise.

Arrivé au terme de ses entretiens, Murakami s’est rendu compte que le problème face à ce genre de tragédie, c’est qu’on en vient à les considérer d’une manière manichéenne. Devant l’horreur des actes commis, la grille de lecture qu’on y applique se résume à une dichotomie entre deux camps complètement hermétiques l’un à l’autre.
Si l’attaque relève du mal, c’est que les victimes de l’attaque, la société japonaise, était le bien.
Les assaillants sont donc le mal, nous sommes le bien.
Eux contre nous.

Mais à l’analyse, cette grille de lecture ramène cette situation à un affrontement simpliste, sans s’intéresser à ce qui a amené à cette situation. Comment dès lors en tirer les enseignements? Comment ne pas sombrer dans une apathie confortable, persuadé de n’avoir rien à voir avec “eux”, et de ne pas se demander si, finalement, il n’existe pas un élément dans notre société qui a contribué à ce que cette horreur puisse se dérouler ?


Et j’ai pensé à Charlie Hebdo. A “Je suis Charlie”, qui est devenu un credo auquel il fallait adhérer sans réserve. Une impression d’union sacrée contre “eux”, contre “le mal”, qui ne souffrait aucune contestation.
shoko asahara, le leader d'Aum
Murakami s’est alors demandé s’il y avait une clé à trouver. Il est alors parti à la rencontre de membres d’Aum. Il n’est pas allé à la rencontre des leaders ou des membres qui ont trempé dans ces attentats mais des membres parmi d’autres, certains ayant tourné le dos à la secte, d’autres y étant encore membre jusqu’à un certain point. Murakami y dirige plus les entretiens, désireux de comprendre comment des personnes en sont arrives à se laisser embrigader dans Aum, comment ils n’ont rien vu venir, comment ils continuent d’avoir des difficultés à faire le lien entre ce qu’ils ont retiré de l’enseignement de Aum et les horreurs qu’Aum a commis. Encore une fois, Murakami n’a pas le prétention d’être un sociologue. Il ne tente pas d’apporter une réponse définitive, mais de dégager des pistes, de donner la parole à des personnes que l’on a jamais entendu et qui ont aussi quelque chose à dire.
Le résultat est dérangeant, parce qu’on ne peut ignorer dans les récit la dérive de Aum, tout en comprenant pourquoi appartenir à Aum a été une expérience jugée comme positive par certains. Pour beaucoup, ce ne fut qu’étude et vie en communauté… un choix de vie qu’on peut ne pas comprendre mais que l’on peut difficilement condamner. Ce qui amène Murakami à une conclusion assez sombre. Aum existe toujours, contre vents et marées, mais s’est désolidarisée de Shoko Asahara, son fondateur et gourou. Et de nombreuses autres sectes existent au Japon. Sont-elles dangereuses ? Et qui va les rejoindre ? N’importe qui, selon les circonstances, selon la pression que la société exerce sur lui…
De la tragédie du métro, le Japon ne semble n’avoir rien appris, se contentant de débusquer les coupables et de passer quelques lois. Mais s’est-elle livrée à l’auto-critique nécessaire pour éviter que les conditions qui ont menés à cette attaque soient de nouveau en place?

Et nous, l’avons-nous fait?


La formidable couverture de l'édition Vintage International, 2001

vendredi 26 juin 2015

Eviter les péages, de Jérôme Colin

Cette chronique a été réalisée dans la cadre de l'opération Masse Critique de Babelio.


Il est chauffeur de taxi à Bruxelles.
Il sillonne la ville le soir, rencontre des clients sans vraiment les rencontrer.
Il en a un régulier: Henry, vieux monsieur qui ne porte que des chemises à fleurs qu'il embarque chaque vendredi, samedi et dimanche à hauteur du 1243 Boulevard Anspach, à 20:30.

Il l'emmène dans un bar miteux de le rue des Hortensias, à l'autre bout de la ville. Pour le retour, Henry préfère la solitude.



 
Le reste se sont des courses qui se ressemblent toutes. A peine une sur 100 qui sort du lot.
Et encore...
Il n'avait pas rêvé cette vie-là.
Il voulait être journaliste.

Diplôme en poche, il pensait que sa voie était tracée.
Mais, à 23 ans, le premier enfant, pas vraiment programmé. Il fallait un taf. Face à l'urgence de sa situation, il a pris ce qui se présentait, en attendant mieux. Juste le temps de se retourner.
Cela fait 15 ans que ça dure.
Entre temps, deux autres enfants sont venus. Il s'en est pris pour 30 ans de crédit pour une maison.
Parce qu'il en faut bien un pour sa famille.
Pour sa femme, Léa, qu'il a follement aimé.
Qu'il aime encore...
L'aime-t-il seulement encore ?
Il ne sait plus.

De cette vie de famille, il ne ressent plus que la routine, les tâches quotidiennes, les corvées...
Un nid douillet dans lequel il étouffe.
Léa semblent s'y plaire. Lui s'y noie un peu plus chaque jour.

Chaque matin, il dresse l'inventaire des douleurs qui l'assaillent. Cette douleur au testicule droit est-elle le signe d'un cancer? Et cette douleur intercostale qui l'ennuie depuis 12 ans, quel maladie annonce-t-elle ? Et cette raideur dans la nuque?Heureusement, il y a la musique qui l'accompagne partout. 
Les souvenirs de concert.
Les chansons.
Bashung. Souvenir intense de son dernier concert à l'AB.






Et ces paroles, comme un mantra
Marcher sur l'eau
Éviter les péages
Jamais souffrir
Juste faire hennir les chevaux du plaisir

Un beau programme qu'il s'est ingénié à ne pas respecter.


Les péages, il n'en a pas raté un seul.
Il a 38 ans.
Il rencontre Marie
Il a déjà remarqué cette jolie rousse déjà aperçue dans les cafés de la place Flagey, lorsqu'il traîne avec son ami Benjamin, sans jamais avoir osé l'aborder.
Un jour, il se lance.
Il lui parle.
Elle répond.
S'en suivent 3 semaines de passion débridée.
Et puis ?
Rien. Tout s'arrête.
Il ne sait pas quoi faire.




 

Quitter sa femme ? Tirer un trait sur 16 ans de sa vie ? Tirer un trait sur ses 3 enfants qu'il aime ? Tirer un trait sur une femme qu'il a aimé et qu'il n'est pas sûr de ne plus aimer.
Et pourquoi ? Pour une passion éphémère qui ne débouchera peut-être sur rien d'autre qu'une nouvelles routine ? D'autres lave-vaisselle à vider ? D'autres étagères à fixer ? Un autre crédit ?
Il ne sait pas.
 
Quand s'est-il retrouvé, sans le vouloir, sur cet autoroute de la vie, avec ses péages, mais sans chevaux hennissant de plaisir?
Il cherche une réponse.
Comme si sa vie en dépendait.
D'ailleurs, sa vie en dépend.
Il doit choisir.
Léa ou Marie?
Marie ou Léa?
Il se raccroche à la musique qui rythme ses journées et ses nuits.
Bashung, évidemment.
Léonard Cohen.






Et, qui sait ? A Love Supreme de John Coltrane.



L'auteur de ce premier roman, Jérôme Colin est un journaliste culturel belge, connu pour Entrez sans frapper émission culturelle quotidienne sur la Première et comme présentateur d'une des meilleurs émissions d'interviews francophones: Hep taxi, dans laquelle il recueille les confidences de ses invités dans un taxi. Autant dire que le personnage principal de son roman est fortement inspiré de lui-même.


Pour son premier roman, il a pris pour sujet cette crise de la quarantaine, qu'il vient de traverser. Son livre est nourri de détails et de réflexions qui sonnent justes. Puis il y une écriture élégante et fluide qui vous entraîne.
Et une bande originale qui transcende chaque page.
Évidemment, question de génération et de goûts musicaux, ce livre me parle tout particulièrement.
Bashung a l'AB, j'y étais en 2008.
Anthem de Leonard Cohen, ma femme me l'a fait découvrir il y a longtemps



There is a crack in everything
That's how the light gets in.

Ça me parle.
Son aversion pathologique d'Indochine, un peu moins.
Jérôme Colin touche juste. Il a une plume, des idées, de belles références et une grande humanité.
Il signe un beau premier livre, touchant et amusant.

vendredi 19 juin 2015

The Open Doors, d'après une nouvelle de Saki (H.H. Munro)


Certaines nouvelles de Saki, dont je parle dans cette note,  ont été adaptées en court-métrage. je suis tombé sur cette version de La fenêtre ouverte avec l'excellent Michael Sheen. Elle est très fidèle à l'esprit du texte originale. Elle est malheureusement en anglais non sous-titrée.


Hector Hugh Munro, dit Saki, un auteur à redécouvrir d'urgence!



Quand j’étais gamin, j’adorais un livre dans la bibliothèque de mes parents. C’était une anthologie de Jacques Stenberg consacrée aux récits d’épouvante: Les Chefs d’Oeuvres de l’Epouvante. Plus que les nouvelles qui composent ce recueil, c’est d’abord par ses illustrations que ce livre m’a fasciné. La couverture signée JP Gourmelen m’a déjà durablement marqué, mais des années plus tard, je me rappelle encore très distinctement de certaines pages.
Ce livre fut pour moi la porte d’entrée pour de nombreux auteurs. C’est dans ses pages que j’ai croisé pour la première fois Philip K Dick, Guy de Maupassant, Ray Bradbury, Jean Ray, Robert Bloch… et cet auteur au mystérieux pseudonyme: Saki.
Jacques Stenberg avait sélectionné une nouvelle assez perturbante: Gabriel-Ernest, une histoire de loup-garou dont j’ai, très jeune, senti le sous-texte érotique. Je ne savais pas trop si j’aimais ce texte ou non. Mais je ne l’oubliai pas.
Bien des années plus tard, en expédition à la Fnac pour dégotter des livres pour occuper mes séances de lézardes au bord de la piscine en vacances. Mon regard tombe sur Reginald, suivi de Reginald en Russie, de Saki. Je me suis directement souvenu de Gabriel-Ernest et j’ai acheté ce recueil sans réfléchir.
J’ai adoré ce livre et je suis depuis un inconditionnel de Saki. Et je dois reconnaître avoir du mal à comprendre pourquoi cet auteur reste aussi confidentiel.
De son vrai nom Hector Hugh Munro, Saki naît en 1870 en Birmanie, d’un père colonel de l'armée des Indes. Très tôt orphelin de mère, il est élevé par deux tantes acariâtres et autoritaires qui lui garantissent une enfance maussade. Dès la fin de ses études, il regagne la Birmanie où il s’engage dans la police. Il est rapidement contraint de revenir en Angleterre, terrassé par la malaria. Il embrasse alors la carrière de journaliste, en tant que correspondant pour le Morning Post. Dès 1900, il entame en parallèle une carrière d’écrivain sous le pseudonyme de Saki, en référence au poète persan Omar Khayyam. Lors de la première guerre mondiale, il combat en France où il meurt en 1916, en toute fin de la Bataille de la Somme, à Beaumont-Hamel.
Il laisse une oeuvre singulière, marquée par un humour noir, féroce et grinçant, se moquant volontiers de l’aristocratie anglaise. Outre deux romans: L’insupportable Bassington (étrangement mélancolique et pessimiste) et Quand Guillaume vint (une curiosité décrivant l’angleterre sous l’occupation prussienne du Kaizer Guillaume), l’essentiel de son oeuvre tient en plus d’une centaines de nouvelles souvent réjouissantes.


En général n’excédant pas une quinzaine de pages. Elles allient l’efficacité d’un Maupassant à l’esprit “so british” d’un Oscar Wilde. Elles regorgent d’aphorismes et de piques .


“Ne soyez jamais un précurseur : c'est toujours au premier chrétien qu'échoit le plus gros lion.”


“Ne vous attendez pas à ce qu’un garçon soit dépravé tant qu’il n’a pas été envoyé dans une bonne école.”


“Les jeunes ont des aspirations qui ne se concrétisent jamais, les vieux ont des souvenirs de ce qui n’est jamais arrivé.”


“L’art de la vie publique, c’est de savoir exactement où il faut s’arrêter, et d’aller un peu plus loin.”


"Tous les gens bien vivent au-dessus de leurs revenus aujourd'hui, et ceux qui ne sont pas respectables vivent au-dessus du revenu des autres. Quelques individus particulièrement doués réussissent à faire les deux à la fois."

Les sujets de prédilections sont l’enfance et l’aristocratie anglaise. De nombreuses nouvelles mettent en scène la bonne société tournée en ridicule par ses enfants. Pour Saki, l’enfance semble malgré tout se continuer jusqu’à l’âge adulte. Ainsi, deux personnages récurrent, Clovis et Reginald, sont de jeunes hommes qui observent leurs aînés avec une ironie mordante. Ils sont sur le point de faire leur entrée dans la société des adultes, mais se complaisent dans cette période charnière où ils profitent de leur statut de jeunes hommes pas encore introduits dans la vie active tout en étant complètement conscient de l’hypocrisie qui les entourent. L’antichambre de la vraie vie, pourrait-on dire. Leur oisiveté leur laisse tout loisir pour tirer profit de la situation, déjouant les conventions avec une Plaisir évident.
On pourra lui reprocher d’être parfois misogyne, mais c’est aussi un héritage de son époque. Saki est surtout terriblement drôle, s’amusant des contradictions et de l’hypocrise de le “bonne société”. On sent qu’il règle volontiers ses comptes avec ses tantes, qui ne sont jamais, par définition en bonne santé. Il ne ménage pas ces mères respectables qui tentent de marier leur boulet de fils à tout prix, ces hommes stupides engoncés dans les conventions…
Alors que Downton Abbey, qui met en scène à quelques années d’écart le monde que Saki moquait, rencontre un tel succès et qu’approche le centenaire de sa mort, le moment semble idéal pour redécouvrir cet auteur.
Malheureusement, son oeuvre est disséminée un peu partout.
Il me semble que les 3 recueils parus chez la livre de poche représentent l’approche la plus exhaustive de ses nouvelles.
Deux compilations sont parues chez 10/18 et une chez Belfond, qui a également publié son roman L'Insupportable Bassington.
Une intégrale de ses nouvelles en français existe mais il semble que la traduction soit médiocre.
Sinon, l’intégrale de ses textes est disponible chez Penguin Classics à un prix très avantageux. L’anglais n’est pas insurmontable, selon moi.
En tout cas, les vacances sont souvent propices aux découvertes littéraires.
Essayez Saki.
Il convient parfaitement à la lecture pour les navetteurs, pour les longs trajets en avion, sur le bord de la piscine, sur la terrasse… Saki peut sp’apprécier en toute circonstance!



vendredi 22 mai 2015

Tram 83, de Fiston Mwanza Mujila (dauphin du Prix Première)




Retour sur le Prix Première en évoquant Tram 83 de Fiston Mwanza Mujila.
Un peu à la surprise générale, ce livre s’est hissé au dernier tour lors des délibérations. Mais il était trop particulier pour pouvoir disputer le titre au très beau roman d’Océane Madeleine.
Pour être tout-à-fait honnête, je n’aurais jamais lu ce roman de moi-même. Mais faisant partie des sélectionnés, je fus bien obligé de le lire. Dès les premières pages, j’ai craint que cette lecture ne soit très longue et très ennuyeuse. Le style m’a complètement déstabilisé. Mais je me suis senti force de persévérer puisque faisant partie du jury.
Puis, au fil des pages, la magie a commencé à opérer. Je me suis laissé imprégner par l’écriture si particulière de Fiston Mwanza Mujila. J’ai très vite compris que l’histoire n’était pas particulièrement importante. L’intrigue souffre d’ailleurs de quelques chutes de rythme, ce qui est fréquent dans un premier roman. Par contre, il brosse une fresque incroyable, bigarrée et bruyante d’un monde en perdition.
Lucien, intellectuel et écrivain, débarque à la Ville-Pays, fuyant l’Arrière-Pays et espérant faire son trou dans cette ville-cloaque. Il y retrouve son pote Requiem; seigneur-ès-magouille en tous genres. Il y fera la connaissance, entre autres, de Malingeau, éditeur autant intéressé par ses écrits et par les femmes qui hantent les trottoirs et les cafés, à l’affut de tout ce qu’elles pourraient récupérer.
 Mais en attendant, il faut se débrouiller. La poésie ne nourrit pas son homme et est même perçue comme du parasitisme. Contrairement aux magouilles incessante de Requiem, vampire-parasite qui n'existe que pour l'argent facile et malhonnête si possible.
Tout ce petit monde gravite autour du Tram 83, là où tout se passe, où tout le monde se retrouve… véritable centre névralgique de la ville, où les for unes se font et se défont.


Tram 83, c’est un tumulte permanent, une frénésie de tous les instants. Ce sont des conversations qui se mélangent, s’entrechoquent puis reprennent leur cours. Ce sont des corps qui dansent, une musique omniprésente et noyée dans le fracas des verres qui claquent, des éclats de voix, des canetons qui vous abordent: “Vous avez l’heure? Je suce divinement”, des touristes prêts à se faire plumer, des fille-mères qui tentent de soustraire leurs proies aux canetons, les étudiants grévistes, les mineurs, les magouilleurs et la diva des Chemins de Fer qui électrise la foule.
Tout s’entrechoque.
Tout se chevauche.
Tout se fond dans un magma de bruit et de couleur qui défie toute description, si ce n’est par la simple recension de tout ce qui compose ce chaos hurlant la vie comme pour mieux exorciser la mort.
Comment ne pas se brûler les ailes dans cette fournaise?
Comment survivre?
J'ai eu du mal à entrer dans ce livre. Au final, je fus un de ses défenseurs parce que je pense qu’il mérite que l'on fasse l'effort de se frayer un chemin dans ses pages. Si certains livres vous accueillent à bras ouverts, d'autres exigent que l'on joue des coudes, qu'on s'agrippe; 
Tram 83, c’est un train fou mais il ne faut pas avoir peur d'y monter.


jeudi 7 mai 2015

Wit, de Margret Edson



Il est des textes dont on tombe amoureux.
Pour moi, ce fut le 24 mars 2001.

Ce soir-là, la chaîne HBO diffusait pour la première fois Wit. Ce film signé Mike Nichols et avec Emma Thompson est l’adaptation de la pièce du même nom, lauréate du prix Pulitzer en 1999.
Dès les premières images, ce fut un choc.

Le film terminé, je me suis précipité chez Barnes & Nobles, situé à un jet de pierre de chez moi et qui fermait tard. Il FALLAIT que j’achète le texte de cette pièce signée Margaret Edson. Je le relus le soir même.

Depuis, j’ai revu ce film une bonne dizaine de fois et relu cette pièce je ne sais combien de fois. Je l’ai également vu au théatre.

Étrangement, ce texte est introuvable en français. Jeanne Moreau l'adapta pourtant et la mit en scène  au début des années 2000 avec Ludmila Mikaël dans le rôle principal.  Depuis j'ignore si elle a été remontée.
Si vous ne connaissez pas l’anglais, je ne peux que vous diriger vers le DVD du film de Mike Nichols. Sinon, l’écriture est subtile mais ne demande pas un niveau d’anglais démesuré, selon moi

Wit est la seule pièce publiée par Margaret Edson, qui enseigne l'histoire et les lettres mais a égalament travaillé dans un service de cancérologie. Elle raconte l’histoire de Vivian Bearing, professeur de lettres, spécialiste de la poésie métaphysique de John Donne, un contemporain de Shakespeare dont les Holy Sonnets sont encore très étudiés dans le monde anglo-saxon.

Elle est atteinte d’un cancer des ovaires de niveau IV.

Il n’y a pas de niveau V.



Elle est consciente de la gravité de son état.
Cette femme solitaire et sans attaches n'a personne vers qui se tourner. Les seules personnes qu'elle croise la renvoie à elle-même, comme autant de miroirs.


Elle rencontre d'abord le docteur Kelekian, chef de service, est son égal. Un homme brillant, un chercheur conscient de son intelligence et de sa valeur. Il partage avec elle une brusquerie très factuelle. C'est lui qui prononce la première réplique de la pièce:
Vous avez un cancer.
Cette phrase terrible, il la prononce avec une sorte de détachement professionnel. S'il entretient après un simulacre de familiarité d'enseignant avec Vivian, il est trop absorbé par son travail pour voir autre chose en elle qu'un cas intéressant, parce qu'elle accepte de se soumettre à un traitement expérimental. Il ne verra jamais l'humain.

L’interne Jason Posner, élève de Kelekian, présente la particularité d’être un ancien élève de Vivian Bearing. Il avait décidé de décrocher un A dans les trois cours les plus difficiles de sa faculté. Le cours de Vivian Bearing en faisait partie. Il renvoie aussi à l’étudiante qu’était Vivian Bearing: brillante, ambitieuse et acharnée mais tellement obnubilée par sa discipline qu’elle en oubliait de vivre. A tout intellectualiser, il en perd également le sens des réalités. Lorsque Vivian Bearing l'interroge sur son choix de l'oncologie, il lui répondra avec enthousiasme “le cancer, c’est formidable”, oubliant qu'il se trouve face à une malade.

Puis il y a le docteur Evelyn Ashford, la mentor de Vivian Bearing. L’admiration réciproque qu’elles se portent est traduite dans deux très belles scènes, dont une qui reste l'une des plus déchirantes que j’ai vues.

Enfin, il y a Susie Monahan, l’infirmière. De milieu modeste, sans grande instruction... elle est tout ce qui ne fait pas partie de monde de Vivian, qui pensait que “être très intelligent suffirait”.

Mais face au désintérêt de Kelekian et Posner, qui ne voient en Vivian qu’un sujet d’étude, c’est auprès d’elle que Vivian va trouver un peu de chaleur. Comme elle le dit à un moment "qu’il est désormais temps pour la gentillesse".

Et John Donne, dans tout cela?

Son oeuvre est hantée par la la peur de la Mort.
Le poème qui suit joue un rôle important dans cette histoire.

Death, be not proud, though some have called thee

Mighty and dreadful, for thou art not so;

For those whom thou think'st thou dost overthrow

Die not, poor Death, nor yet canst thou kill me.

From rest and sleep, which but thy pictures be,

Much pleasure; then from thee much more must flow,

And soonest our best men with thee do go,

Rest of their bones, and soul's delivery.

Thou art slave to fate, chance, kings, and desperate men,

And dost with poison, war, and sickness dwell,

And poppy or charms can make us sleep as well

And better than thy stroke; why swell'st thou then?

One short sleep past, we wake eternally

And death shall be no more; Death, thou shalt die.
dont la traduction française est
Ne t’enorgueillis point, ô Mort, bien que parfois
Dite grande et terrible, car telle tu n’es point ;
Ceux sur lesquels tu t’imagines triompher
Ne meurent, pauvre Mort ; tu ne peux me tuer.
Nous tirons du repos, du sommeil, tes images,
Grand plaisir ; de toi-même en doit sortir bien plus ;
Et nos meilleurs sont les premiers à te rejoindre –
Tu soulages leurs os, tu délivres leurs âmes !
Tes maîtres sont : destin, hasard, rois, furieux ;
Tu demeures avec poison, maladie, guerre ;
Un charme, ou le pavot, peuvent nous endormir
Autant, mieux que ton dard. Pourquoi donc tant d’orgueil ?
Un somme, et nous nous éveillerons éternels ;
Et la Mort ne sera plus ; Mort, tu mourras !

Vivian Bearing a consacré sa vie à son étude. L'oeuvre de Donne est traversée par cette angoisse de la mort, de cette crainte de "l'après". Et voilà que ces question de vie et de mort deviennent subitement on ne peut plus littérale pour Vivian. La remise en question est d'autant plus brutale.

Le texte de Margaret Edson joue sur l’importance de la langue, du mot juste. Vivian Bearing est une linguiste. De son étude de John Donne, elle a conservé une attention extrême au choix des mots, de la ponctuation. Mais face aux agressions de la maladie et de son traitement, elle peine à conserver sa rigueur. Cela représente aussi pour elle une forme ultime de dégradation. L’écriture au cordeau nous vaut quelques répliques superbes qui rendent palpable cet enjeu.

Wit (qui n’a pas d’équivalent direct en français, mais qu’on peut en effet traduire par “bel esprit” au sens de subtil) est aussi question de punctuation. D’ailleurs, le titre s’écrit parfois W;t, remplaçant le "I" par le ";". La symbolique de cette graphie s'explique lors d'une rencontre entre Vivian et son mentor.  La ponctuation de la traduction aurait d'ailleurs fait bondir le docteur Ashford.


Le film de Mike Nichols, qui fut couronné par plusieurs Emmy awards, fut également considéré comme un des meilleurs films de 2001 par les critiques Roger Ebert  et Richard Roeper  (qui sont de véritables institutions outre-atlantique), ce malgré le fait que le film ne fut jamais projeté en salle, mais on peut le trouver en intégralité sur YouTube.

Emma Thompson y est magnifique.
Il est à noter que parmi les actrices qui ont joué cette pièce au théatre, il faut citer Judith Light et Cynthia Nixon, qui fut nominée au Tony Awards  pour sa performance.